1
« Tends ton bras gauche, Maac », dit Folly.
Il tendit le bras.
« Je le sens ! s’exclama Folly. Maintenant, remue les doigts ! »
Maac les remua.
Finstemis ne dit rien, mais les deux autres captèrent, issue de son esprit qui voguait à côté d’eux, son « impression », claire et nette. Il était possible de résumer cette « impression » d’un mot que Finsternis n’avait nul besoin de prononcer : « Absurde ! »
« Cela n’a rien d’absurde, Finsternis ! s’écria Folly. Nous errons tous les trois dans le vide à des millions de kilomètres de tout ! Nous étions des gens autrefois, des Terriens de la Vieille Terre elle-même. Est-il absurde de nous le remémorer ? J’étais une femme, jadis. Et j’étais belle. À présent, je suis… cette chose chargée d’une mission de mort et de destruction. J’ai eu des mains, de vraies mains. Ai-je tort de prendre plaisir à percevoir de temps à autre celles de Maac ? De songer au passé que nous avons abandonné tous les trois ? »
Finstemis ne répondit pas. Folly et Maac étaient incapables de sonder son esprit. Il n’y avait rien autour d’eux hormis l’espace, à peine quelques traces de poussières cosmiques et, en face, la lueur bleuâtre de Linschoten XV.
« Ai-je tort de prendre plaisir à percevoir une main ? répéta Folly. Maac a des mains bien modelées. J’étais une personne, et toi aussi. T’ai-je dit que j’étais belle, autrefois ? »
Autrefois, elle était belle ; à présent, elle était le système de contrôle d’un petit spationef qui filait à travers le vide avec deux compagnons grotesques.
À présent, elle était un vaisseau qui ne mesurait pas plus de onze mètres et dont la forme évoquait peu ou prou celle des anciens dirigeables. Finsternis était un cube parfait de cinquante mètres de côté, bourré d’engins capables d’éteindre un soleil et de précipiter ses planètes satellites dans la mort éternelle du froid. Maac était un homme, mais un homme d’acier flexible, et sa taille atteignait deux cents mètres. Il était conçu pour fouler n’importe quel type de planète habitée par n’importe quel type de population, dotée de n’importe quel type de composition chimique et de n’importe quel type de gravité : il était conçu pour apporter à n’importe quel adversaire le message de la puissance de l’Homme. La puissance de l’Homme, suivie par la terreur, et, si nécessaire, par la mort. Si Maac échouait, Finsternis pourrait encore éteindre le soleil, Linschoten XV. Si l’un des deux ou si tous les deux échouaient, Folly devrait alors les réajuster pour qu’ils puissent vaincre. Et s’ils n’avaient aucune chance de vaincre, son devoir serait de les détruire, puis de se détruire elle-même.
Les instructions étaient claires :
« Vous ne reviendrez pas, en aucun cas et en aucune circonstance. Vous ne reviendrez jamais sur Terre, sous aucune condition. Vous êtes trop dangereux pour vous trouver désormais à proximité de cette planète. Vous pourrez vivre si vous le voulez. Si vous le pouvez. Mais vous ne reviendrez pas sur Terre. Nous répétons : vous ne reviendrez pas sur Terre. Vous avez une mission à remplir. Vous l’avez demandé. À présent, vous avez satisfaction. Il ne faut pas revenir. Votre forme matérielle est adaptée à votre mission. Vous accomplirez votre tâche. »
Folly était devenue un minuscule vaisseau rempli d’équipements miniaturisés.
Finstemis était devenu un cube plus noir que la nuit même.
Maac était devenu un homme, mais nul n’avait jamais vu sur Terre d’homme semblable. Il avait un corps de métal reproduisant la forme humaine dans ses derniers détails. Ainsi, les ennemis, quels qu’ils puissent être, auraient une vision terrifiante de la forme humaine, ils seraient épouvantés par la voix humaine. Il mesurait deux cents mètres de haut et il était suffisamment robuste et solide pour voler dans l’espace sans autres accessoires que ses réacteurs de ceinture.
L’Instrumentalité les avait conçus tous les trois. Elle avait fait du bon travail.
Elle les avait conçus pour affronter la menace affolante tapie au-delà des étoiles, une menace dont rien ne permettait de deviner ni la technologie ni l’origine mais qui, au signal « homme », répondait par le contre-signal : « Jacati-jacata ! Manger, manger ! Homme, homme ! Bon à manger ! Jacati-jacata ! Manger, manger ! »
C’était suffisant.
L’Instrumentalité avait pris ses dispositions et tous les trois — le vaisseau, le cube et le géant de métal — avaient été envoyés parmi les étoiles pour conquérir, terroriser ou détruire la menace à l’affût sur la troisième planète de Linschoten XV. Ou, si besoin était, pour éteindre le soleil en question.
Folly, qui était devenue un vaisseau, était la plus gaie du trio.
Elle avait été une femme. Elle avait été belle.
2
« Jadis, tu étais une femme et tu étais belle, lui avait dit Maac quelques années plus tôt. Comment as-tu fini par devenir un vaisseau ?
— Je me suis tuée, avait répondu Folly. C’est pourquoi j’ai choisi le nom de Folly. J’avais de longues années à vivre en perspective mais je me suis tuée et ils m’ont sauvée à la dernière minute. Quand j’ai découvert que j’étais encore vivante, je me suis portée volontaire pour n’importe quelle mission pourvu qu’elle soit risquée et dangereuse. Ils m’ont confié celle-là. Je l’avais demandé, n’est-ce pas ?
— Tu l’avais demandé », répondit gravement Maac. Là, au cœur du néant, au milieu des immensités sans frontières du vide, la courtoisie était encore le lubrifiant des relations humaines. Folly et Maac observaient dans leurs rapports les règles de la politesse et de l’amabilité. Parfois ils y ajoutaient aussi une pointe d’humour.
Finsternis ne participait ni à leurs conversations ni à leur camaraderie. Il ne formulait même pas ses réponses avec des mots. Il laissait simplement ses compagnons capter son impression et, cette fois-ci comme toujours, sa réponse était : « Négatif. Aucune action requise. Communication non fonctionnelle. Inutile ici. Silence, s’il vous plaît ! Je tue les soleils. C’est tout ce que je fais. Ma tâche est mon affaire, pas la vôtre. Mon passé est mon affaire. Intégralement. » Cette réponse fut véhiculée par une unique et terrible pensée, de sorte que Folly et Maac renoncèrent à essayer d’inclure Finsternis dans cette conversation qu’ils renouaient tous les siècles subjectifs, ou à peu près, et qui se poursuivait chaque fois durant des années.
Finsternis voguait de conserve à quelques kilomètres d’eux tout en demeurant à l’intérieur des limites de leur champ de conscience. Mais, pour ce qu’il offrait de compagnie, il aurait aussi bien pu ne pas être là.
Maac reprit la conversation, cette conversation qu’ils avaient relancée tant de fois depuis que le planoforme les avait laissés « près » de Linschoten XV pour qu’ils continuent le voyage par leurs propres moyens. (S’il existait vraiment une menace et si celle-ci était intelligente, L’Instrumentalité n’avait nulle intention d’abandonner un vaisseau planoforme à la discrétion d’une forme de vie étrangère dont l’arsenal de combat comprenait peut-être l’hypnotisme. C’est pourquoi le spationef, le cube et le géant avaient été projetés dans l’espace normal à grande vitesse, munis de réacteurs pour les corrections de trajectoires et livrés à eux-mêmes face au danger.)
Maac dit, comme il disait toujours : « Tu étais une femme et tu étais belle, Folly, mais pourquoi voulais-tu mourir ? Pourquoi ?
— Pourquoi les gens veulent-ils mourir, Maac? C’est la puissance, la vitalité qui nous habitent qui nous poussent à vouloir mourir. Nous ne pouvons pas supporter que les choses que nous désirons soient si proches, et si lointaines celles que nous pouvons avoir. Toi, moi et Finstemis, nous sommes à présent des monstres errant parmi les étoiles. Et pourtant nous sommes plus heureux que lorsque nous étions chez nous, parmi nos semblables. J’étais belle mais je désirais un certain nombre de choses bien précises. Quand je n’ai pas pu les obtenir, j’ai voulu mourir. Si j’avais été plus bête ou plus heureuse, peut-être aurais-je continué à vivre. Mais je m’y suis refusée. Et me voilà ici. Je ne sais même pas si, à l’intérieur de ce vaisseau, j’ai un corps ou si je n’en ai pas. Je suis totalement connectée aux palpeurs, aux écrans et aux ordinateurs. Parfois, je songe que je suis peut-être toujours une jolie femme avec un vrai corps caché quelque part dans cette machine attendant de sortir pour être à nouveau une personne. Et toi, Maac, ne veux-tu pas me parler de toi? Maac. MAAC. Ce n’est pas un nom propre. Module à Auto-Action Compensée. Qu’étais-tu avant qu’ils te donnent ce corps immense ? Au moins, tu ressembles encore à une personne. Tu n’es pas un vaisseau comme moi.
— Mon nom n’a pas d’importance, Folly, et, si je te le disais, il ne te rappellerait rien. Tu ne l’as jamais entendu.
— Pourquoi ne le connaîtrais-je pas ? s’écria Folly. Moi non plus je ne t’ai jamais dit le mien. Peut-être nous connaissions-nous, là-bas, sur la Vieille Terre, quand nous étions encore des personnes.
— Même avant, quand nous n’étions pas plongés dans le néant, j’étais déjà capable de deviner certaines choses par la modulation des mots, la résonance des pensées. Tu étais une dame, peut-être une dame de haute naissance. Tu étais réellement belle. Vraiment importante. Et moi… moi, j’étais un technicien. Un bon technicien. Je faisais mon travail, j’aimais ma famille, j’aimais ma femme et j’étais heureux avec les enfants que les Seigneurs nous avaient donnés pour que nous les adoptions. Mais ma femme mourut la première et, au bout de quelque temps, mes enfants, un garçon merveilleux, deux filles belles et intelligentes… mes propres enfants n’ont plus pu me supporter. Ils ne m’aimaient pas. Peut-être que je parlais trop. Peut-être que je leur donnais trop de conseils. Peut-être que je leur rappelais leur mère morte. Je ne sais pas. Je ne le saurai jamais. Ils ne voulaient plus me voir. Parce que c’était l’usage, ils m’envoyaient une carte pour mon anniversaire. Parfois, ils passaient me rendre visite, uniquement par politesse. De temps en temps, l’un ou l’autre voulait quelque chose. Alors il venait, mais c’était toujours par intérêt. Cela fait mal d’être repoussé quand on ne demande rien d’autre à ceux qu’on aime que leur compagnie, un sourire sincère. Quand on ne souhaite rien d’autre que leur bonheur. Lorsque j’ai compris que mes enfants n’avaient pas besoin de moi, j’ai pris conscience que j’étais inutile. Sur ces entrefaites, L’Instrumentalité a lancé son appel et je me suis porté volontaire.
— Mais maintenant, tout est en ordre, Maac, dit doucement Folly. Je suis un vaisseau et tu es un géant de métal, mais nous allons exécuter une mission importante pour l’humanité tout entière. Nous connaîtrons des aventures ensemble. Même l’autre ronchon, ajouta-t-elle en songeant à Finsternis, ne peut nous empêcher de jouir de notre camaraderie et d’espérer le danger. Nous accomplissons quelque chose de merveilleux, d’important et d’excitant. Sais-tu ce que je ferais si je retrouvais ma vie d’avant, la vie ordinaire, si j’avais une peau, des orteils, des cheveux et tout le reste ?
— Quoi donc ? » demanda Maac, qui connaissait parfaitement la réponse car il avait posé la même question des centaines de fois.
« Je prendrais des bains. Des dizaines et des dizaines et des milliers de bains. Tout le temps. Je prendrais des douches, je plongerais dans les étangs froids, je prendrais des bains brûlants, je me rincerais et je prendrais encore des douches. Et je me coifferais et me recoifferais sans cesse de cent façons différentes. Et je me mettrais du rouge à lèvres. J’emploierais les rouges les plus extravagants même si personne ne me voyait, sauf moi dans un miroir. À présent, je me rappelle à peine ce que c’était que d’être sec ou d’être mouillé. Je suis dans ce vaisseau, je vois le vaisseau et je ne sais pas véritablement si je suis encore une personne. »
Maac attendit en silence, sachant ce qui allait suivre.
« Maac, que voudrais-tu faire ? demanda Folly.
— Nager, répondit-il.
— Eh bien nage, Maac ! Nage ! Nage pour moi, dans l’espace au milieu des étoiles. Tu as toujours un corps. Je n’en ai pas mais je peux te regarder, je peux te sentir nager ici, dans le néant absolu. »
Et Maac se mit à nager. Puissamment, il crawlait, plongeant son visage dans l’eau — comme s’il y avait de l’eau. Ses gestes ne modifiaient en rien son mouvement car ils étaient tous conformes à la trajectoire rapide calculée pour le trio dès l’instant où il avait quitté le vaisseau de l’Instrumentalité pour regagner l’espace normal en vue de rejoindre l’étoile appelée Linschoten XV.
Mais cette fois, subitement, quelque chose se produisit, et d’étrange manière.
Du lugubre et noir cube de silence qu’était Finstemis jaillit un cri articulé, un appel formulé dans le langage des hommes :
Arrêtez ! Cessez de bouger. J’attaque !
Maac et Folly disposaient d’instruments qui faisaient partie intégrante d’eux-mêmes et leur permettaient de scruter l’espace environnant. Ces instruments, consultés en hâte, ne révélèrent rien. Et pourtant Folly éprouvait une sensation bizarre comme si quelque chose ne tournait plus rond dans le vaisseau qui était son moi et qui semblait si métallique, si sûr, si inaltérable.
Elle émit une question à l’adresse de Maac, mais, au lieu d’une réponse, ce fut un ordre de Finsternis qui lui parvint aussitôt : Ne pensez pas.
3
Maac flottait comme un cadavre dans son corps gigantesque.
Folly se laissa dériver tel un fruit à côté de sa main.
Enfin, Finsternis reprit la parole :
« Vous pouvez vous remettre à penser si vous le désirez. Vous pouvez converser entre vous. C’est terminé. »
Maac l’interrogea, d’une pensée trouble et confuse : « Que s’est-il passé ? C’était comme si le tissu immaculé de l’espace s’était brusquement froissé en plis épais. J’ai senti que vous faisiez quelque chose, puis, de nouveau, le silence.
— Parler ne relève pas de notre mission et je n’y suis pas contraint. Mais ici, il n’y a personne à part nous et je peux donc vous dire ce qui s’est passé. M’entendez-vous, Folly ?
— Oui, répondit-elle faiblement.
— Nous dirigeons-nous vers la troisième planète de Linschoten XV ? »
Folly vérifia l’ensemble de ses instruments, plus compliqués et plus raffinés que ceux de ses compagnons car elle était l’unité de contrôle. « Oui, dit-elle enfin. Nous suivons le cap avec exactitude. S’il s’est passé quelque chose, j’ignore totalement ce que c’était.
— Oui, il s’est passé quelque chose », répliqua Finsternis, avec l’ardeur brutale de quelqu’un dont l’acharnement et la cruauté naturelle ne se satisfaisaient que de la rencontre d’une hostilité effective et de son écrasement.
« S’agissait-il d’un dragon spatial comme en croisaient les vieux vaisseaux de nos ancêtres ?
— Non, rien de tel », dit Finsternis, d’une loquacité exceptionnelle puisqu’il parlait de leur mission. « Cela n’appartenait apparemment même pas à cet espace. Cela a surgi au milieu de nous tel un volcan jaillissant d’un espace dense. C’est violent, sauvage et vivant. Avez-vous encore des yeux, l’un et l’autre ?
— Capables de voir des objets accordés au spectre lumineux normal ? s’enquit Maac.
— Bien sûr ! dit Folly. Je fais en sorte que vous receviez un signal optique. »
Finsternis se tut soudain, puis sa voix s’éleva à nouveau, tendue et concentrée.
« Ne faites rien. N’essayez pas de m’aider. Contentez-vous d’observer. Si je perds la partie, détruisez-moi et détruisez-vous vous-mêmes très rapidement. Cette chose risque d’essayer de nous capturer et de se rendre sur Terre. »
Folly eut la tentation de dire à Finsternis que c’était inutile car, s’ils amorçaient un demi-tour, cela activerait des dispositifs autodestructeurs dont chacun d’eux était équipé et qui étaient hors d’atteinte, indétectables et indécelables. Quand l’Instrumentalité disait : « Vous ne reviendrez pas », ce n’était pas une vaine parole.
Folly garda le silence.
Elle se borna à observer Finstemis.
Une manifestation commença.
Très étrange.
L’espace même parut se déchirer, se fissurer.
Dans le spectre visible, l’intrus ressemblait à un geyser aberrant.
Mais il n’était pas composé d’eau.
Dans cette bande du spectre, il étincelait comme un brasier furieux couronnant une chatoyante colonnade de glace bleue. Ici, dans l’espace, il n’y avait rien qui puisse brûler, rien qui puisse donner de la lumière : aussi Folly devinait-elle que Finsternis traduisait sous forme lumineuse l’insoluble phénomène.
Elle sentit que Maac levait un poing dans un geste puéril et instinctif de protestation impuissante.
Pour sa part, elle se contenta de regarder, avec toute la vigilance et toute la passivité dont elle était capable.
Néanmoins, elle restait abasourdie. Ce phénomène n’avait rien de matériel. C’était une forme de vie amorphe et sauvage, issue d’une autre dimension de l’espace et cherchant un support à sa vitalité, à sa frénésie, à son identité. Elle vit le cube qu’était Finsternis, plus noir que les ténèbres, se précipiter droit sur ce pilier de flammes. Elle examina les côtés du cube.
Pendant la première étape du voyage, depuis le moment où tous trois avaient quitté le planoforme pour se précipiter vers Linschoten XV, les côtés du cube Finsternis avaient eu l’aspect à peine satiné et la matité d’un métal, à telle enseigne que Folly avait dû le balayer de son radar pour en avoir une image exacte.
Les côtés du cube avaient changé.
Ils avaient maintenant l’épaisse douceur du velours.
L’étrange geyser volcanique ne devait guère posséder de systèmes sensoriels. Il ne prêtait attention ni à Maac ni à elle. Le cube obscur l’attirait comme un rayon de soleil passionne un bébé, comme le froissement d’une boulette de papier éveille l’attention d’un petit chat.
Pivotant sur elle-même, la vivante colonne de feu se rua sur Finsternis, se consuma, fut engloutie, se dissipa.
« C’est fini ! lança joyeusement la voix claire de Finsternis.
— Qu’est-il devenu ? demanda Maac.
— Je l’ai mangé.
— Quoi ? » s’écria Folly.
Finsternis répéta : « Je l’ai mangé ! » Il n’avait jamais soutenu une telle conversation. « C’est du moins la manière la plus fidèle de décrire ce qui s’est passé. Cette machine qu’ils m’ont donnée ou en quoi ils m’ont transformé est réellement efficace. Elle est puissante. Je la sens absorber les choses, les engloutir, les disloquer et les évacuer. Cela me rappelle le temps où j’étais une personne et où je mangeais. Cette chose m’a attaqué, enveloppé, englouti. Et je l’ai tout simplement avalée. Maintenant, c’est fini. Je me sens rassasié, en quelque sorte. Je suppose que mes machines internes sélectionnent des échantillons pour les expédier aux points de rendez-vous dans de petites fusées. Je sais que j’en possède seize et je sens que deux d’entre elles se préparent à partir. Aucun de vous deux n’aurait pu faire ce que j’ai fait. Je suis construit pour absorber des soleils entiers si c’est nécessaire, pour les briser, les congeler, modifier leur structure moléculaire. Pour transmuter leur vitalité en inoffensifs rayonnements radioélectriques. Vous ne pourriez rien faire de tel, Maac, même si vous aviez des bras, des jambes, une tête et une voix, même si nous nous trouvions vous et moi dans une atmosphère respirable. Vous ne pourriez pas faire ce que j’ai fait, Folly.
— Vous êtes efficace », dit Folly avec force. Mais elle ajouta : « Seulement, je peux vous réparer. »
Vexé, de toute évidence, Finsternis se réfugia dans le silence.
« Quelle distance nous reste-t-il à parcourir, Folly ? demanda Maac.
— Soixante-dix-neuf années terrestres, quatre mois, trois jours, six heures et deux minutes, répondit-elle aussitôt. Mais tu sais qu’ici cela ne signifie pas grand-chose. Nous pourrons avoir l’impression qu’il s’agit d’un après-midi aussi bien que de milliers d’existences. Notre sens de la durée laisse à désirer.
— Mais comment la Terre a-t-elle pu découvrir cet endroit ?
— Tout ce que je sais, c’est qu’il y avait deux télépathes remarquablement doués qui travaillaient ensemble sur la planète Mizzer. Un ex-Dictateur nommé Casher O’Neill et une Dame déchue nommée Celalta. Ils s’occupaient un peu d’astronomie psionique et, un jour, ils ont perçu clairement ce signal. Tu sais que les télépathes sont capables de déterminer le point d’origine d’un signal avec une très grande précision, même si les distances sont immenses. Ils peuvent aussi capter les émotions. Mais ils perçoivent mal les images et les objets. Il faut que quelqu’un d’autre aille se rendre compte. »
Maac avait déjà entendu ce discours auparavant. Succombant à l’ennui, il se remit à nager vigoureusement. Le corps dont il était revêtu n’était pas réellement le sien mais il éprouvait du plaisir à le faire fonctionner.
D’ailleurs, il savait que Folly était heureuse de le regarder nager — très heureuse et un peu jalouse.
Casher O’Neill et Dame Celalta avaient fait l’amour.
Ils étaient allongés, détendus, le corps las, l’esprit clair. Ils s’étaient étendus sur une couverture non loin du jaillissement d’eau vive qui était la source du Neuvième Nil. Tous deux télépathes, ils entendaient un couple d’oiseaux se quereller dans un arbre, le mâle ordonnant à la femelle d’aller travailler et sa compagne, en guise de réponse, s’enfonçant de plus en plus profondément dans un sommeil maussade et irritable.
Dame Celalta avait murmuré une pensée à son seigneur et amant, Casher O’Neill.
« Vers les étoiles ?
— Les étoiles ? » répondit-il. Tous deux étaient des télépathes doués. Casher O’Neill avait mystérieusement été influencé par la plus grande hypno-télépathe de tous les temps, l’Honorable Agatha Madigan. En la personne de Dame Celalta, il avait une compagne digne de ses talents incommensurables ; naturellement télépathe, elle savait non seulement atteindre par la pensée n’importe quel point de la planète Mizzer, mais encore entrer en contact avec les étoiles les plus proches. Quand ils s’associaient, comme elle venait de le lui proposer, ils pouvaient plonger dans la poussière des abîmes infinis et en ramener des impressions et des images dont aucun Brave-Capitaine n’avait jamais fait l’expérience.
Casher O’Neill se redressa sur son séant avec un grognement d’assentiment.
Celalta le regarda avec tendresse. Ses yeux noirs brillaient d’une flamme enjouée. Dans son regard on pouvait lire l’excitation, l’attente de l’aventure.
« Puis-je te soulever ? » demanda-t-elle, presque timidement.
Quand deux télépathes travaillaient ensemble, l’un commençait par étendre leur vision commune aussi loin que leurs esprits combinés pouvaient aller; puis l’autre se ruait aussi vite que possible vers la cible qui se présentait, quelle qu’elle soit et si lointaine qu’elle soit. Par cette méthode, le couple avait découvert d’étranges choses; parfois merveilleuses et parfois tragiques.
Casher respirait déjà à grandes goulées, remplissant ses poumons, retenant sa respiration avant d’expirer et d’aspirer encore, profondément, lentement; ainsi réoxygénait-il son cerveau avec le plus grand soin en vue de l’effort colossal que représentait la plongée télépathique dans l’insondable gouffre de l’espace. Il n’adressait pas un mot à Celalta, il n’émettait même pas une pensée à son intention, économisant ses forces pour le grand saut.
Il se contenta de hocher la tête.
Dame Celalta se livra à son tour aux mêmes exercices, mais elle en avait moins besoin que Casher.
Assis côte à côte, tous deux respiraient intensément.
La nuit fraîche et les sables de Mizzer les entouraient, le Neuvième Nil gargouillait innocemment à côté d’eux et le ciel constellé scintillait au-dessus de leurs têtes.
Celalta saisit la main de Casher et l’étreignit. Il posa son regard sur sa compagne et hocha de nouveau la tête.
À l’intérieur de son esprit, Mizzer et son système solaire parurent s’embraser d’un éclat nouveau. Le train de pensées se propagea sans rencontrer d’obstacles dans différentes directions, mais soudain, à deux degrés environ du pôle de l’écliptique mizzérienne, Casher décela quelque chose de sauvage et d’insolite, une classe d’êtres avec lesquels il n’était encore jamais entré en contact. Utilisant l’esprit de Celalta comme base, il projeta le sien.
L’importance de la plongée les étourdit tous les deux. Assis au milieu des sables de Mizzer dans la nuit silencieuse, ils avaient l’impression que l’esprit de l’homme n’avait jamais parcouru pareille distance auparavant.
La réalité du phénomène était indubitable.
Il y avait des animaux tout autour d’eux. Les catégories habituelles : les coureurs, les chasseurs, les sauteurs, les nageurs, ceux qui se tapissaient et ceux qui avaient des mains.
Quelques-uns appartenant à ce dernier type étaient également doués de facultés télépathiques intenses.
L’envoi du signal « homme » déclencha aussitôt une réponse meurtrière :
« Jacati-jacata. Jacati-jacata. Homme, homme, homme, les manger, les manger ! »
Si grande fut la surprise éprouvée par Casher et Celalta qu’ils rompirent le contact après s’être assurés qu’ils avaient décelé une planète peuplée d’une foule d’êtres, dont certains télépathes et sans doute civilisés.
Comment ceux-ci connaissaient-ils l’« homme ? » Pourquoi leur réaction avait-elle été aussi immédiate ? Pourquoi avait-elle revêtu ce caractère anthropophage et homicide ?
Avant de sortir entièrement de leur transe, ils prirent soin de noter avec précision la direction exacte d’où leur était parvenu ce message issu d’esprits dangereux.
Peu après cet incident, ils communiquèrent leurs informations à l’Instrumentalité.
C’était ainsi que, à l’insu de Folly, Maac et Finsternis, les habitants de la troisième planète de Linschoten XV avaient attiré l’attention de l’humanité.
4
De fait, par la suite, les trois voyageurs notèrent un contact télépathique vague et lointain, manifestement cordial et humain, aussi ne cherchèrent-ils pas à en déterminer l’origine. Il émanait d’O’Neill et de Celalta qui, bien des années plus tard — des années mizzériennes — étaient curieux de savoir ce que l’Instrumentalité avait fait à propos de Linschoten XV.
Folly, Maac et Finsternis ne se doutaient pas que les deux télépathes les plus puissants de l’aire de peuplement humain de la galaxie les avaient palpés, scrutés, sondés, qu’ils avaient appris sur leur propre compte des choses qu’eux-mêmes ignoraient.
« L’as-tu captée, toi aussi ? demanda Casher O’Neill à Dame Celalta.
— Une jolie femme encloisonnée dans un petit vaisseau ? »
Casher hocha la tête. « Une femme rousse à la peau aussi douce et translucide que de l’ivoire vivant? Une femme qui était belle et qui le sera à nouveau ?
— C’est aussi ce que j’ai perçu, répondit Dame Celalta. Et un vieil homme fatigué, dégoûté de ses enfants et dégoûté de lui-même parce que ses enfants étaient dégoûtés de lui.
— Il n’est pas si vieux. Mais dans quel extraordinaire mécanisme l’ont-ils emboîté ? Un géant de métal. Il doit mesurer près de deux cent cinquante mètres. À l’épreuve de l’acide et du froid. Ne sera-t-il pas étonné quand il découvrira que l’Instrumentalité a réjuvéné son corps tapi à l’intérieur de ce monstre ?
— Oui, il sera certainement étonné », fit Dame Celalta en souriant, songeant avec joie à l’agréable surprise qui attendait cet homme qu’elle ne connaîtrait jamais et ne verrait jamais avec des yeux de chair.
Le couple se tut.
Ce fut Dame Celalta qui rompit le silence. « Mais la troisième personne… » Sa voix tremblait, comme si elle n’osait formuler sa question. « La troisième personne, celle qui est dans le cube. » Elle se tut, incapable d’interroger et incapable d’en dire davantage.
« Ce n’est ni un robot ni un cube doué de personnalité, dit Casher O’Neill. C’est bien un être humain. Mais il est fou. Celalta, as-tu pu voir à quel sexe il appartient ?
— Non. Je serais incapable de le dire. Les deux autres paraissent le croire masculin.
— Mais en es-tu sûre ?
— Avec cet être-là, je ne suis sûre de rien. Oui, il est humain mais plus étranger que le dernier des hominidés perdus que nous ayons jamais décelés aux alentours des étoiles oubliées. À ton avis, Casher, est-il jeune ou vieux ?
— Je ne sais pas. Je n’ai rien senti, qu’un esprit désespéré et sur le qui-vive, n’existant qu’en raison des pouvoirs terribles du cube noir, tueur de soleils, qu’il occupe. C’est la première fois que je détecte une personne dépourvue de caractéristiques. C’est effrayant.
— Il arrive que L’Instrumentalité se montre cruelle.
— Il faut parfois qu’elle le soit.
— Mais je n’aurais jamais pensé qu’ils auraient fait cela.
— Fait quoi ? »
Celalta tourna ses yeux noirs vers Casher. C’était une autre nuit, c’était un autre Nil, mais les yeux de Celalta avaient à peine vieilli et son regard était le même regard amoureux. Elle frissonna comme si elle songeait que, peut-être, la toute-puissante Instrumentalité avait dissimulé un micro parmi les sables. À son seigneur et amant, elle murmura dans un souffle: « Tu l’as dit toi-même il y a quelques instants, Casher.
— Qu’ai-je dit ? » Son ton était tendre mais intrépide, et sa voix sonnait clair dans la nuit fraîche.
Dame Celalta reprit, toujours tout bas, ce qui n’était pas conforme à ses habitudes : « Tu as dit que la troisième personne semblait folle. Te rends-tu compte que c’est peut-être la pure vérité ? »
Ces paroles eurent sur Casher l’effet de la morsure d’un serpent. Il rétorqua dans un murmure : « Qu’as-tu senti ? Qu’as-tu pu deviner ?
— Ils ont envoyé un dément ou une démente dans les étoiles. Un ou une psychotique.
— Pour les protéger de la solitude, répliqua Casher d’un ton plus normal, on confère à beaucoup de pilotes une psychose véritable mais artificiellement stimulée. Cela leur permet d’affronter victorieusement les horreurs réelles ou imaginaires de l’espace.
— Ce n’est pas cela que je voulais dire, dit Celalta d’une voix haletante. Je parle d’une vraie psychose.
— Mais… il n’y en a plus, de psychotiques. Pas en liberté, en tout cas ! rétorqua Casher, qui, cette fois, bredouillait sous le coup de la surprise. Ou on les soigne ou on les isole sur des satellites imperméables à la pensée.
— Mais ne vois-tu donc pas ce qu’ils ont été obligés de faire ? L’Instrumentalité a fabriqué un tueur d’étoiles trop puissant pour qu’un esprit normal puisse le guider. Alors, les Seigneurs ont trouvé quelqu’un qui souffrait d’une véritable psychose et l’ont envoyé dans les étoiles. Autrement, nous aurions su quels étaient son sexe et son âge. »
Casher acquiesça en silence. L’air n’était plus froid mais, assis à côté de sa bien-aimée sur le sable du désert familier, il avait la chair de poule.
« Tu as raison. Tu dois avoir raison. J’éprouve presque de la pitié pour nos ennemis de Linschoten XV. As-tu établi un contact avec eux, cette fois ? Moi, je n’ai rien pu détecter.
— J’ai obtenu un léger contact. Leurs télépathes ont décelé les esprits étrangers qui se dirigent vers eux à très grande vitesse. Ils débordent d’excitation, mais les autres, les non-télépathes, continuent de jacasser entre eux, animés par la colère, par la faim et par la pensée de l’Homme. »
Casher s’émerveilla : « Tu as réussi un tel contact ?
— Cette fois, j’ai plongé, mon seigneur et amant. Est-il si étrange que j’aie ressenti plus de choses que toi ? C’est ta force qui m’a propulsée quand tu m’as soulevée.
— As-tu perçu les noms que ces trois machines de guerre se donnent entre elles ?
— Ce sont des noms plutôt sots. » Casher la vit lever les sourcils à la lueur des étoiles qui éclairaient le désert, presque de la même façon que la Vieille Lune Originelle éclairait parfois la Terre, Berceau de l’Homme. « L’une s’appelle Folly, l’autre quelque chose comme “Module à Auto-Action Compensée”, et la troisième quelque chose comme “ténèbres” dans la Vieille Langue des Doyches.
— C’est aussi ce que j’ai perçu, dit Casher. Une drôle d’équipe, en vérité.
— Mais puissante, terriblement puissante. Toi et moi, mon seigneur et amant, nous avons vu d’étranges choses et d’étranges dangers parmi les étoiles même avant de nous rencontrer. Mais nous n’avions encore jamais rien vu de tel, n’est-ce pas ?
— Jamais.
— En ce cas, dormons et oublions cette affaire autant que nous le pouvons. Il est avéré que l’Instrumentalité s’occupe de Linschoten XV. En ce qui nous concerne, nous n’avons pas à nous en inquiéter. »
Pour Maac, pour Folly et pour Finsternis, toute cette conversation s’était résumée à une caresse légère, inexpliquée mais amicale, venue d’une lointaine région stellaire avoisinant leur foyer. Tout ce qu’ils en pensèrent, si même ils y pensèrent, ce fut : « L’Instrumentalité, qui nous a construits et lancés dans l’espace, a effectué une nouvelle vérification. »
5
Quelques années plus tard, Maac et Folly conversaient toujours. Finsternis voguait à côté d’eux, silencieux, impénétrable, taciturne, décelable uniquement par l’ardente aura de vie qui émanait télépathiquement de l’énorme masse du cube.
Soudain, Folly s’écria : « Je sens leur odeur !
— L’odeur de qui ? demanda Maac. Il n’y a rien à sentir dans le vide de l’espace.
— Idiot que tu es, je ne veux pas dire que je sens vraiment quelque chose mais que je perçois télépathiquement leur sens de l’odorat.
— De qui parles-tu ? » demanda Maac, qui avait décidément l’esprit obtus.
« De nos ennemis, bien sûr ! De ceux qui se rappellent l’homme et ne sont pas l’homme, des créatures caquetantes, des êtres qui se souviennent de l’homme et le haïssent. Leur odeur est lourde, chaude et vivante. Leur monde est rempli d’odeurs. À présent, leurs télépathes sont pris de frénésie. Ils nous ont détectés et ils essayent de déterminer notre odeur.
— Mais nous n’en avons pas, dit Maac. Comment cela serait-il possible alors que nous ignorons même si nous possédons des corps humains sertis dans ces machines ? Suppose que mon corps de métal ait une odeur. Ce serait probablement celle, très légère, de l’acier qui travaille, à laquelle s’ajouterait l’arôme des lubrifiants et les émanations que l’activité de mes réacteurs serait capable d’engendrer dans un milieu atmosphérique. Si je ne me trompe pas, l’Instrumentalité a fait en sorte que mes réacteurs aient une odeur épouvantable pour presque tous les types de créatures ; la plupart des formes vivantes pensent d’abord par le truchement de leur nez ; plus tard, elles procèdent par déduction, compte tenu de leurs expériences ultérieures. Après tout, j’ai été fabriqué pour intimider, pour semer l’effroi, pour détruire. L’Instrumentalité n’a pas construit ce géant afin qu’il entretienne des rapports amicaux avec qui que ce soit. Nous pouvons être amis tous les deux, Folly, parce que tu es un petit vaisseau que je pourrais tenir entre deux doigts comme un cigare, un vaisseau qui recèle le souvenir d’une femme très belle. Je puis sentir ce que tu étais autrefois, ce que tu es peut-être encore si ton vrai corps se trouve toujours à l’intérieur de cet astronef.
— Oh ! Maac ! Penses-tu que je puisse encore être vivante, réellement vivante, avec mon moi réel ? Que j’aie encore une chance d’être à nouveau moi-même quelque part au milieu des étoiles ?
— Je le sens de manière tout à fait catégorique. J’ai sondé ton vaisseau autant que j’ai pu à l’aide de mes palpeurs mais je suis incapable de dire s’il contient ou non une femme tout entière. Peut-être n’est-ce qu’un souvenir de toi, disséqué et laminé entre des feuilles et des feuilles de plastique. Je n’ai aucune certitude, en vérité, mais, parfois, j’ai l’étrange intuition que tu es toujours vivante dans le sens banal du terme. Et que je suis vivant moi aussi.
— Ce serait merveilleux ! » C’était presque un cri mental. « Rends-toi compte, Maac, nous retrouver vivants… Si nous remplissons notre mission et conquérons cette planète, et si nous restons vivants et nous y installons… Je pourrais même faire ta connaissance et… »
Ils retombèrent dans le silence, songeant à tout ce qu’impliquerait le fait de redevenir des êtres vivants ordinaires. Ils savaient qu’ils s’aimaient. Ici, dans les ténèbres infinies de l’espace, ils ne pouvaient rien faire, hormis filer à toute vitesse le long de leur trajectoire en bavardant télépathiquement.
« Maac », reprit Folly — et la tonalité de sa pensée indiquait qu’elle abordait un autre sujet, moins difficile. « Maac, penses-tu que quelqu’un soit déjà allé aussi loin que nous ? Tu étais technicien. Tu le sais peut-être. Le sais-tu ?
— Bien sûr que je le sais, s’empressa-t-il de répondre. Nous ne sommes pas les premiers à aller aussi loin. Après tout, nous nous trouvons toujours au cœur de notre galaxie d’origine.
— Je l’ignorais, dit Folly avec contrition.
— Avec tous les instruments dont tu disposes, tu ne sais pas où tu es ?
— Si, je le sais, évidemment. Par rapport à la troisième planète de Linschoten XV. J’ai même une vague idée de la direction générale dans laquelle doit se trouver notre Vieille Terre. Et des éternités que nous prendrait le voyage du retour si nous décidions de rebrousser chemin et de voyager en empruntant l’espace normal. » En aparté, elle ajouta : « Seulement, nous ne pouvons pas faire demi-tour. » Elle reprit le dialogue : « Mais je n’ai jamais étudié ni l’astronomie ni la navigation, de sorte que je suis incapable de dire si nous sommes ou non à la frange de la galaxie.
— Oh ! non. Nous sommes loin d’en avoir atteint la frange. Nous ne sommes pas John Joy Tree et nous sommes loin, bien loin des éléphants bicéphales qui pleurent pour l’éternité dans l’espace intergalactique. »
« John Joy Tree ? » chantonna Folly — et ce nom faisait frémir des souvenirs heureux dans son esprit. « Quand j’étais petite fille, il était mon idole. Mon père, qui était un des chefs de service de l’Instrumentalité, promettait toujours d’inviter John Joy Tree à la maison. Nous habitions à la campagne, ce qui était très peu fréquent à cette époque et très bien vu. Mais le capitaine Tree ne nous a jamais rendu visite. Ma chambre était pleine de cubes-images de lui. Je l’aimais parce qu’il était beaucoup plus vieux que moi, déterminé et en même temps tellement tendre. Je faisais beaucoup de rêves romantiques dont il était le héros mais je ne l’ai jamais vu. J’ai épousé différents hommes qui ne me convenaient pas, mes enfants ont fait comme moi. Et me voilà. Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire d’éléphants bicéphales ?
— Vraiment, tu ne le sais pas ? Je ne vois pas comment tu as pu entendre parler de John Joy Tree et ne pas savoir ce qu’il a fait.
— Je sais qu’il est allé loin, très loin, mais j’ignore au juste ce qu’il a accompli. Après tout, je n’étais qu’une enfant quand je suis tombée amoureuse de son image. Qu’a-t-il donc fait ? Je suppose qu’il est mort à présent et que cela n’a plus d’importance. »
Contre toute attente, Finsternis intervint dans la conversation. « John Joy Tree n’est pas mort, déclara-t-il sur le mode lugubre. Il déambule dans un endroit monstrueux sur une planète abandonnée. Il est immortel et fou.
— Comment sais-tu cela ? » s’exclama Maac, faisant pivoter son immense tête de métal pour regarder l’obscur cube poli qui n’avait rien dit pendant tant et tant d’années.
Finsternis retomba dans le silence. Plus l’ombre d’une pensée, plus l’écho d’un mot.
« Inutile d’insister s’il ne veut pas répondre, dit Folly. Nous avons essayé des milliers de fois, toi et moi. Parle-moi des éléphants à deux têtes. Ce sont ces grosses bêtes qui ont de grandes oreilles battantes et un long nez avec lequel elles prennent les choses, n’est-ce pas ? Et on en fait des sous-êtres très sages et dignes de confiance ?
— J’ignore ce qu’il en est pour les sous-êtres en question, mais, oui, ces animaux correspondent à ta description. De très grosses bêtes. Quand John Joy Tree eut quitté notre cosmos par le biais de l’Espace-Trois, il rencontra dans l’espace un immense cortège de vaisseaux ouverts se suivant à la queue leu leu. Les créatures qui les avaient construits étaient inconnues de l’homme. Encore maintenant, nous ignorons d’où ils venaient et qui les avait faits. Chacun de ces vaisseaux était monté par une sorte d’animal ressemblant à un éléphant, qui possédait quatre pattes antérieures et une tête à chaque bout et qui barrissait tandis que ces inimaginables bâtiments défilaient devant John Joy Tree. C’était un cri de deuil et de lamentation. On a supposé que ces vaisseaux étaient les sépulcres de créatures appartenant à une grande race et que les éléphants qui pleuraient étaient leurs gardiens immortels et à moitié vivants.
— Mais comment John Joy Tree est-il revenu ?
— Ah ! ce fut admirable ! Dans l’Espace3, tu n’emportes rien de plus que ton propre corps. La plus belle machine que la race humaine ait jamais réalisée. Avec la peau, les ongles et les cheveux de John Joy Tree, on a construit un vaisseau planoforme. Il fallut quelque peu modifier ses caractéristiques chimiques afin de produire suffisamment de métal pour les circuits électriques, mais cela a marché. John Joy Tree est revenu. Cet homme savait faire des bonds dans l’espace comme un petit garçon saute d’un rocher à l’autre. C’est le seul pilote à être jamais rentré par ses propres moyens d’au-delà des frontières galactiques. Je ne sais pas s’il vaudra la peine d’utiliser l’Espace3 pour les voyages intergalactiques. Après tout, il se peut que des gens très doués aient déjà eu des accidents, Folly. Toi, Finsternis et moi, nous sommes des êtres que l’on a transformés en machines. À présent, nous sommes des machines. Mais, avec Tree, on a procédé de façon inverse. On a fabriqué une machine à partir de lui. Et cela a marché. En un seul voyage, il est allé des milliards de fois plus loin que nous n’irons jamais.
— Vous croyez savoir, laissa tomber Finsternis qui sortait à nouveau de son mutisme. Vous croyez savoir. Comme toujours. Vous croyez savoir. »
Folly et Maac tentèrent de lui en faire dire davantage, mais en vain. Il y eut encore quelques périodes de repos et quelques conversations. Enfin, ils s’apprêtèrent à atterrir sur la troisième planète de Linschoten XV.
Ils atterrirent.
Ils combattirent.
Le sang ruissela sur le sol. Le feu embrasa les vallées et porta les lacs à ébullition. Ce monde de télépathes était plein de caquetages d’effroi ; la haine aboutit au suicide, la fureur à la reddition, au désespoir, pour finir par une sorte d’étrange amour pacifié.
Cette histoire, nous ne la relaterons pas.
Plus tard, une autre voix pourra la narrer.
Ces êtres moururent par milliers, par dizaines de milliers. Installé au sommet d’une montagne, Finsternis ne faisait rien. Folly filait le fil de la mort et de la destruction, décodait les langages, dressait des cartes, indiquait à Maac les points névralgiques et les armes qu’il fallait anéantir. Dans certains domaines, la technologie était très avancée, dans d’autres, elle en était encore au stade tribal. La race dominante était celle des créatures dont l’évolution avait fait des penseurs et qui se servaient de leurs mains ; c’étaient les télépathes.
Toute haine cessa avec la mort des porteurs de haine. Seuls survécurent les résignés.
Maac rasa les villes de ses mains de métal nues, réduisit en pièces les lourds canons qui tiraient sur lui, jetant d’une pichenette les artilleurs en bas de leurs prolonges comme s’il ne s’agissait que d’insectes parasites, nagea dans les océans tandis que Folly planait au-dessus de lui.
La capitulation fut communiquée par le plus puissant des télépathes ennemis, un vieux mâle très sage qui s’était caché dans les profondeurs d’une montagne.
« Vous êtes venus. Nous nous rendons. Nous sommes un certain nombre à avoir toujours connu la vérité. Nous sommes nous aussi d’ascendance terrienne. Un transport chargé de volailles s’est posé ici en des temps incroyablement reculés. Une torsion temporelle nous avait arrachés à notre convoi. Quand nous avons senti votre présence dans les profondeurs de l’espace, nous avons capté la relation mangeur-mangé. Seulement, nos vaillants ont mal compris. Vous nous mangez : ce n’est pas nous qui vous mangeons. À présent, vous êtes nos maîtres. Nous vous servirons à jamais. Voulez-vous nous massacrer ?
— Non, répondit Folly. Non. Nous sommes seulement venus pour prévenir un danger. Nous avons fait ce que nous avions à faire. Continuez à vivre mais abstenez-vous de fomenter des plans de guerre et de fabriquer des armes. Laissez cela à l’Instrumentalité.
— Bénie soit l’Instrumentalité, bien que nous ignorions ce qu’elle est. Nous acceptons vos conditions. Nous sommes à votre service. »
Ainsi la guerre prit-elle fin.
Dès lors, d’étranges événements commencèrent à se produire.
Des voix se mirent à chanter follement dans l’esprit de Folly et de Maac, des voix qui n’étaient pas les leurs. Mission accomplie. Travail terminé. Montez sur la montagne avec le cube. Allez et réjouissez-vous.
Maac et Folly hésitèrent. Ils avaient laissé Finsternis à l’endroit où ils avaient atterri, de l’autre côté de la planète.
Les voix qui chantaient se firent plus pressantes. Allez. Allez. Allez. Retournez auprès du cube. Ordonnez au peuple-volaille de planter un gazon et un bosquet. Allez, allez, allez. La récompense vous attend.
Maac et Folly dirent aux télépathes ce qu’on les avait chargés de dire, puis ils s’élevèrent péniblement, franchirent l’atmosphère et redescendirent à l’endroit où ils avaient atterri : une croupe basse et allongée, émaillée de gazon vert et semée d’arbres qui avaient été plantés quelques heures plus tôt à peine. Les volatiles télépathes devaient avoir de puissants moyens à leur disposition.
Quand Maac et Folly atterrirent, le chant devint pure musique, chorale de triomphe et de fête, marches martiales et victorieuses.
Lève-toi, Alan ! ordonnèrent les voix à Maac.
Maac se campa sur la crête de la colline, colosse se dessinant contre le ciel rougeoyant de l’aube. La foule amicale et silencieuse du peuple-volaille recula.
Alan, chantèrent les voix, pose la main droite sur ta tempe droite.
Maac obéit. Il ne comprenait pas pourquoi les voix l’appelaient « Alan ».
Descends, Ellen, chantèrent les voix joyeuses, s’adressant cette fois à Folly. Le petit vaisseau qu’était Folly se posa aux pieds de Maac. Folly était désorientée. Elle éprouvait un sentiment d’agréable embarras en même temps qu’une vive souffrance, mais cela n’avait pas d’importance.
Approche, Alan, chantèrent les voix. Une douleur aiguë vrilla le front de Maac — son énorme front de métal qui culminait à deux cents mètres au-dessus du sol — quand il s’ouvrit et se referma. Il y avait quelque chose de rose dans sa main.
Alan, ordonnèrent les voix, pose doucement ta main par terre.
Maac s’exécuta. Le petit jouet rose roula sur le gazon neuf. C’était un homme, minuscule comparé au géant de métal.
Les voix chantèrent à nouveau : Approche, Ellen. Une porte s’ouvrit dans le flanc du vaisseau nommé Folly et une jeune femme nue en émergea.
Alma, éveille-toi. Le cube nommé Finsternis devint plus noir que le charbon. Une fille aux cheveux bruns surgit en vacillant de la paroi de ténèbres et s’élança en courant vers la créature nommée Ellen. Le corps nommé Alan cherchait tant bien que mal à se mettre debout.
Et les voix dirent en ces termes : Ceci est notre dernier message. Vous avez exécuté votre tâche. Vous êtes en bon état. Le vaisseau nommé Folly recèle des outils, des médicaments et les divers équipements nécessaires à une colonie humaine. Le géant nommé Maac restera à jamais à l’endroit où il se trouve pour commémorer la victoire de l’homme. Maintenant, le cube nommé Finsternis va se dissoudre. Alan ! Ellen ! Traitez Alma avec amour. À présent, c’est une oublieuse, elle est sans mémoire.
Tous trois étaient nus dans la clarté de l’aube. Ils ne comprenaient pas.
Adieu. L’Instrumentalité vous adresse ses plus vifs remerciements. Ce message préenregistré ne devait être diffusé qu’en cas de victoire. Vous avez vaincu. Soyez heureux. Et vivez !
Ellen serra étroitement contre elle Alma — qui avait été Finsternis. L’énorme cube se réduisit en un informe tas de scories. Alan, qui avait été Maac, leva les yeux et contempla son ancien corps dressé à contre-ciel.
Pour des raisons que les voyageurs ne comprirent que bien des années plus tard, le peuple-volaille qui les entourait gazouilla des hymnes de paix, de bienvenue et de joie.
« Ma maison », dit Ellen en tendant le bras vers le vaisseau, qui, quelques minutes plus tôt, avait régurgité son corps, « ma maison est notre maison à tous. »
Le trio gravit l’escalier du petit astronef victorieux qui avait été Folly. Mystérieusement, tous trois savaient qu’ils y trouveraient des vêtements et de la nourriture. Qu’ils y trouveraient aussi la sagesse. Ils ne se trompaient pas.
6
Dix ans plus tard, la preuve tangible de leur bonheur était là, dans la cour de leur demeure — un vaste édifice de pierres et de briques que les indigènes avaient érigé sous la direction d’Alan. (Ils avaient modifié toute leur technologie sous l’influence des leçons d’Alan et, grâce à la puissance et à l’efficacité de la caste sacerdotale des télépathes, le savoir acquis se propageait rapidement à l’ensemble des races de la planète.) Cette preuve, c’étaient les trente-cinq petits enfants humains qui jouaient dans la cour. Ellen en avait eu neuf, quatre naissances jumelles et une naissance unique, et Alma douze : deux fois des quintuplés et une fois des jumeaux. Les quatorze autres étaient des bébés-éprouvettes issus des ovules et des spermatozoïdes trouvés dans le vaisseau, hommage d’inconnus qui avaient ainsi apporté leur contribution à l’entreprise de colonisation.
Alan s’approcha de la porte. Il calcula l’heure d’après l’endroit où se projetait l’ombre géante. Il avait du mal à concevoir que la colossale et indestructible statue qui se dressait au-dessus de la demeure avait jadis été lui. Un petit glacier commençait de se former autour des pieds de Maac. La nuit tombait et l’air se refroidissait.
« Je vais rentrer les enfants », dit Ch-Tikkik, une nourrice locale qu’ils avaient prise à leur service pour les aider à s’occuper de leur vaste progéniture. En échange, elle était autorisée à couver ses œufs bien au chaud derrière le four électrique ; elle les retournait d’heure en heure, attendait avec impatience que les petits becs aigus brisent les coquilles, que de petites mains quasi humaines se frayent un passage d’où émergerait un bébé aussi mignon et aussi vilain qu’un gnome, ne différant des bébés humains que par le fait qu’il se tiendrait sur ses jambes dès l’instant de sa naissance.
Un petit garçon était en discussion avec Ch-Tikkik. Il était vêtu d’une chaude robe de fibres végétales, tissées de manière à servir de support à un manteau de plumes. Pareil vêtement, disait-il, lui permettait de ne pas craindre le blizzard et il prétendait avec juste raison ne pas avoir besoin de s’enfermer à la maison pour se préserver du froid. Était-ce Rupert ? se demanda Alan.
Il allait appeler l’enfant quand ses deux épouses apparurent, bras dessus bras dessous. Leurs joues étaient rouges car elles arrivaient de la cuisine où elles avaient préparé les deux dîners — un pour les humains, qui étaient maintenant au nombre de trente-sept, et l’autre pour les volatiles, qui appréciaient énormément les plats cuisinés mais étaient partisans de curieuses recettes, par exemple : « Cent grammes de graviers granitiques finement moulus pour une livre de farine d’avoine ; sucrez à volonté et servez avec du lait de soja. »
Alan prit ses deux femmes par les épaules.
« Dire qu’il y a un peu plus de dix ans nous ne savions même pas que nous étions encore des gens ! Et maintenant nous formons une famille. Et une belle famille. »
Alma lui tendit la joue pour qu’il l’embrasse et Ellen, moins sentimentale, l’imita pour que la co-épouse ne se sente pas gênée. Toutes deux s’aimaient beaucoup. Alma était sortie du cube Finsternis en état d’amnésie, conditionnée de façon à ne rien se rappeler de la triste et longue existence de psychotique qui avait été la sienne avant que l’Instrumentalité l’envoie en mission parmi les étoiles. Lorsqu’elle avait rejoint Alan et Ellen, elle connaissait la Vieille Langue Commune, mais à cela ou presque se limitait son savoir.
Ellen avait eu un peu de temps avant la naissance des bébés pour l’instruire, l’aimer et la dorloter. Les relations entre les deux femmes étaient excellentes.
Les trois parents regardèrent les femmes-volatiles, vêtues de ravissants et confortables manteaux de plumes, qui faisaient rentrer les enfants. Les petites filles indigènes donnaient déjà leurs biberons aux plus jeunes ; attendries par leur gentillesse et leur faiblesse, elles ne se lassaient pas de s’extasier sur les bébés humains.
« Il est difficile de se souvenir des temps anciens, dit Ellen qui avait été Folly. Je voulais la beauté, la gloire et un mariage parfait, et personne ne m’avait avertie que ces trois souhaits étaient incompatibles. Il a fallu que j’aille jusqu’au bout des étoiles pour obtenir ce que je désirais, pour être ce que je pouvais devenir.
— Mon problème était encore pire, dit Alma qui avait été Finsternis. J’étais folle. J’avais peur de la vie. Je ne savais pas comment faire pour être une personne. Je ne savais même pas comment être une femme, une fiancée, une mère. Comment aurais-je pu deviner que j’avais besoin d’une sœur comme toi pour donner sa plénitude à ma vie ? Si tu ne m’avais pas guidée, Ellen, je n’aurais jamais épousé notre mari. Je croyais que je portais la mort parmi les étoiles, mais je portais aussi la solution de mon problème. En quel autre lieu aurais-je pu me rendre pour être moi-même ?
— Et moi, dit Alan qui avait été Maac, je suis devenu un géant de métal voguant entre les étoiles parce que ma première femme était morte et parce que mes enfants m’avaient oublié et me négligeaient. Nul ne peut prétendre que je ne suis pas un père, à présent. Trente-cinq enfants, et plus de la moitié d’entre eux sont les miens. Nul homme n’a jamais été aussi père que moi. »
L’ombre titanesque bougea : l’énorme bras droit se dressa, silencieux et massif, vers le ciel, préludant ainsi à un appel robotique strident : le crépuscule, calculé avec une précision astronomique, avait atteint l’endroit où se dressait le géant. Sa main droite était pointée verticalement vers les cieux.
« C’était moi qui faisais cela », murmura Alan.
Le cri retentit, telle une silencieuse détonation de pistolet que tous entendirent — mais une détonation sans écho.
Alan regarda autour de lui. « Tous les enfants sont rentrés. Même Rupert. Venez, mes chéries. Nous allons dîner. » Alma et Ellen le précédèrent. Il referma les lourdes portes derrière elles.
C’était la paix et c’était le bonheur. Ils n’avaient d’autre obligation que de vivre et d’être heureux. La menace et la promesse de la victoire étaient loin, loin derrière eux.